Hitler, les dessous d’une prise de pouvoir, par Johann Chapoutot (Le Monde diplomatique, août 2024)



Hitler, les dessous d’une prise de pouvoir, par Johann Chapoutot (Le Monde diplomatique, août 2024)

by StarLouZe

2 comments
  1. Anatomie d’une décomposition politique

    # Hitler, les dessous d’une prise de pouvoir

    Contrairement à une idée reçue, Adolf Hitler n’est pas arrivé au pouvoir par les urnes. Dans un contexte de crises parlementaires à répétition et de paniques morales orchestrées par une presse aux ordres d’un magnat d’extrême droite, ce fut le résultat d’intrigues menées par des industriels et des banquiers. Tous entendaient casser l’élan électoral de la gauche, et abattre l’État social.

    L’arrivée des nazis au pouvoir, le 30 janvier 1933, est le traumatisme princeps de toute conscience démocratique. L’Allemagne était, en Occident, considérée comme un grand pays de culture, de science, de recherche et de technique, bardée de gloires musicales, littéraires et philosophiques, ainsi que de prix Nobel. Elle s’enorgueillissait également de la gauche la plus ancienne, la plus structurée et la plus puissante du monde, avec des syndicats sociaux-démocrates et communistes, ainsi que des partis qui avaient su imposer, par leur action — dans le cas du Parti social-démocrate (SPD) — ou par leur existence même — dans celui du Parti communiste (KPD) —, une démocratie sociale avancée en 1918-1919. Certes, la coalition de Weimar (SPD, Parti démocrate ou DDP, et centre catholique) qui avait voté la Constitution du 31 juillet 1919 avait accusé un recul aux élections de 1920, cédant la place à des majorités modérées, voire de droite, qui avaient œuvré à revenir sur les acquis démocratiques et sociaux ; certes, le président social-démocrate Friedrich Ebert, décédé en cours de mandat, avait été remplacé en 1925 par un fossile vivant de l’ancien régime, le Generalfeldmarschall Paul von Hindenburg, mais celui-ci avait, c’était la loi, juré fidélité à la Constitution, et s’y était tenu.

    Le traité de Versailles, la mise au ban des nations et le niveau des réparations qu’il entraînait : malgré ces auspices internationaux défavorables, la république démocratique, libérale et parlementaire allemande avait su créer une culture démocratique viable — régularité des scrutins au niveau du Reich et des Länder, dialogue entre les partis. C’est, de fait, une coalition (droite-gauche) qui, avec le chancelier Gustav Stresemann (Parti populaire, ou DVP, droite), avait affronté, à l’automne 1923, l’occupation de la Ruhr, l’hyperinflation et la disparition de la monnaie allemande, ainsi que plusieurs insurrections (indépendantistes rhénans, tentatives de révolution bolchevique dans l’Est, putsch nazi en Bavière) ; c’est à nouveau une grande coalition qui, sous la direction du chancelier Hermann Müller (SPD), gouvernait l’Allemagne depuis le 28 juin 1928.

    La crise économique, partie des États-Unis, frappe l’Allemagne à l’automne 1929 : sa violence fait exploser un gouvernement dont la droite prônait l’austérité budgétaire, la gauche, le renforcement de l’assurance-chômage. Aucune majorité ne paraissant se dégager au Parlement, un petit groupe de conseillers du président du Reich — militaires, grands propriétaires agrariens, industriels et financiers — opte pour une mutation de la pratique constitutionnelle, une sorte de coup d’État permanent enté sur l’autorité, le prestige et la simple figure de Hindenburg. La droite gouverne par des cabinets présidentiels. Elle ignore le plus souvent le Reichstag. L’article 48-2 de la Constitution de 1919 permet en effet au chef de l’État de prendre des mesures législatives par décret. Mais la méthode vide la démocratie de son contenu. Elle dévoie une disposition prévue pour des situations de péril politique, sans conscience, par convenance, afin d’imposer une austérité budgétaire, violemment antisociale, de la baisse des prestations sociales à celle des salaires minimaux de branche — Ebert en avait fait un usage fréquent, contre les sécessionnistes, contre les bolcheviks et contre les nazis, entre 1919 et 1923. Le chancelier Heinrich Brüning mène cette politique de déflation pendant deux ans, de mars 1930 à mai 1932. Elle aggrave sans surprise la crise et suscite, dès l’automne 1931, de fortes réserves du patronat et de la banque, qui commencent à prôner une approche économique moins orthodoxe, une relance par l’offre — baisses d’impôts et subventions à l’industrie, mais pas à la population.

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