Pyongyang aurait envoyé des soldats en Russie pour combattre face à l’Ukraine.
Une nouvelle étape qui inquiète la Corée du Sud, laquelle a promis de riposter.
L’occasion d’expliquer pourquoi ce déploiement à l’est de l’Europe préoccupe Séoul.

Un pays embourbé dans une spirale nucléaire, qui se rapproche de la Russie. Forcément, le lien inquiète. Parmi les pays qui voient d’un très mauvais œil l’alliance grandissante entre Moscou et Pyongyang , on trouve au premier rang la Corée du Sud. Après avoir alerté sur la présence en Russie de forces spéciales parties de Corée du Nord pour épauler l’armée russe en Ukraine, Séoul a haussé le ton. Ce jeudi 24 octobre, le président sud-coréen Yoon Suk-yeol a indiqué pour la première fois vouloir étudier “avec plus de souplesse” la possibilité d’envoyer des armes à Kiev. Mais comment expliquer qu’une telle crainte se soit emparée du pays du Matin calme ? 

Une “expérience de combat” pour Pyongyang

La présence de soldats nord-coréens en Russie (nouvelle fenêtre)– une information confirmée par les États-Unis et l’OTAN, et toujours niée catégoriquement par Pyongyang – est indéniablement un tournant dans la guerre en Ukraine. Mais elle marque aussi une nouvelle étape dans la collaboration entre les deux pays alliés. Or, si Moscou y gagne des munitions et des effectifs en nombre, la République populaire démocratique de Corée (RPDC, nom officiel de la Corée du Nord) y trouve forcément aussi son compte. 

À commencer par l’occasion inestimable de tester ses capacités militaires sur le terrain. On le sait, Kim Jong-Un possède une armée conventionnelle massive (nouvelle fenêtre) et expérimentée. Ce pays, où le service militaire obligatoire est de huit à dix ans, compte 1,3 million de soldats actifs et 7,6 millions de réservistes. Mais cette armée est vieillissante. Le matériel est obsolète et les stratégies peu renouvelées du fait de son isolement du monde. Pour la première fois, en cas de déploiement en Russie, les rangs combleront cette lacune en faisant l’expérience directe d’une guerre moderne. 

Par ailleurs, s’impliquer dans la guerre en Ukraine permettra aux soldats de la RPDC d’acquérir de nouvelles méthodes devenues essentielles dans un conflit, comme l’usage des drones. “Séoul redoute désormais que la Corée du Nord puisse recevoir des transferts de technologie militaire sensible de la part de la Russie”, soulignent les experts de la Fondation Asie-Pacifique du Canada dans une note à ce sujet (nouvelle fenêtre). “La Corée du Sud craint que l’implication militaire de la Corée du Nord en Ukraine puisse à la fois légitimer le programme d’armement de Pyongyang et fournir une expérience de combat qui pourrait plus tard menacer la sécurité sud-coréenne”, confirme (nouvelle fenêtre) la chercheuse Darcie Draudt-Véjares pour l’ONG Fondation Carnegie pour la paix internationale. 

Un changement fondamental dans la dynamique du pouvoir mondialDarcie Draudt-Véjares, politologue

Indépendamment des questions purement militaires, le renforcement des liens entre les deux pays marque un vrai virage dans la stratégie du dirigeant nord-coréen. Jusque-là focalisé sur la normalisation de ses relations avec Washington et son essor économique, le petit pays d’Asie de l’Est a réévalué en 2021 sa position après avoir observé un certain nombre de “changements dans le paysage international et des signes – du moins pour les Nord-Coréens – d’un retrait mondial des États-Unis”, d’après le décryptage de Robert Carlin et Siegfried Hecker. Dans une analyse publiée en début d’année (nouvelle fenêtre), ces deux experts américains, anciens hauts fonctionnaires liés à la question coréenne, affirment que ce “changement de perspective” lié à l’impasse dans laquelle se sont trouvés Kim Jong-un et Donald Trump lors de leurs entretiens en 2019 (nouvelle fenêtre), “a jeté les bases d’un grand réalignement de l’approche nord-coréenne”.

Kim Jong-un a choisi de reprendre le pays en main en le plongeant dans une spirale nucléaire (nouvelle fenêtre)et en cherchant de nouveaux alliés. En se tournant vers le Kremlin. “Les liens avec la Russie se sont progressivement développés, en particulier dans le domaine militaire”, résument les experts. En considérant que les rapports de force dans le monde ont évolué, Pyongyang “marque le changement fondamental dans la dynamique du pouvoir mondial”, estime Darcie Draudt-Véjares. Et affaibli par la même occasion, du moins symboliquement, la puissance géopolitique des États-Unis, alliés de Séoul, sur le monde. C’est ainsi qu’un conflit aux portes de l’Europe bouleverse les équilibres en Asie-Pacifique.

Le risque du retour de la guerre fratricide

Cette coopération signifie donc un transfert de compétence pour l’armée de RPDC et une nouvelle alliance pour le pouvoir. Ce à quoi s’ajoute un discours de plus en plus belliqueux. Début 2023, le champ lexical d’un pays qui se prépare à la guerre “a commencé à apparaître régulièrement dans les déclarations de hauts fonctionnaires du pays”, notent Robert Carlin et Siegfried Heckel. Pyongyang a même révisé sa constitution pour qualifier pour la première fois la Corée du Sud d'”État hostile”. Ce qui pousse les experts américains à se demander si Kim Jong-un n’aurait pas pris “la décision stratégique d’entrer en guerre” avec son voisin. Avec prudence, ils écrivaient, dès le 11 janvier 2024 (nouvelle fenêtre) : “Nous ne savons pas quand et comment Kim Jong-un appuiera sur la détente, mais le danger va bien au-delà des mises en garde routinières de Washington, Séoul et Tokyo contre les ‘provocations’ de Pyongyang.”

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Au-delà de ces hypothèses plus ou moins alarmistes, une chose est sûre. La situation sur la péninsule coréenne “est plus dangereuse qu’elle ne l’a jamais été” depuis la guerre fratricide de 1950. Un avertissement que confirme le chercheur Barthélémy Courmont dans une note de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Directeur de recherche en charge du Programme Asie-Pacifique, il considère sans hésitation que “le risque d’escalade” dans la région “est grand”. “Plus que jamais, la péninsule coréenne s’impose comme le principal danger sécuritaire.” Et la Corée du Sud en est consciente.

Felicia SIDERIS